vendredi 24 septembre 2010
par Frédéric Parrat, avocat fiscaliste, enseignant-chercheur à l’université Paris-V
Il y a quelques jours, Peter Brabeck-Letmathe, le président du conseil d’administration du groupe Nestlé, a déclaré dans un journal allemand qu’il "réfléchissait au développement à long terme de la participation de Nestlé dans le capital de L’Oréal".
Il s’agit d’un événement car jusqu’alors le groupe agroalimentaire suisse a toujours fait montre d’une très grande discrétion quant à ses intentions capitalistiques sur le groupe français de cosmétiques. Il faut dire qu’en raison d’accords passés Nestlé s’est engagé à ne monter au capital de L’Oréal ni avant 2014 ni avant le décès de Liliane Bettencourt.
Le groupe français constitue, il est vrai, d’un point de vue tant stratégique que financier, une cible de choix pour Nestlé, qui détient déjà près de 30 % de son capital. L’Oréal est en effet en forte croissance et dégage une très forte rentabilité avec un résultat net de près de 2 milliards d’euros sur le seul premier semestre de l’année. Nul doute que Nestlé, qui dispose d’importantes réserves de cash disponibles, ne se contentera pas de rester un actionnaire minoritaire et passif et cherchera à prendre le contrôle de L’Oréal.
Cela tombe bien, car depuis plusieurs mois, les Français, loin de remercier la famille Bettencourt d’avoir fondé le leader mondial des cosmétiques et d’être resté fiscalisée sur notre territoire, crient leur haine et leur mépris.
Oubliant la crise économique, le chômage et la réforme des retraites, les médias français parlent quotidiennement des liens supposés entre le ministre Eric Woerth et Liliane Bettencourt et des dissensions entre cette dernière et sa fille.
La justice aurait dû mener ses investigations dans la plus grande discrétion et dans le respect de la présomption d’innocence. Au lieu de cela, tout est exposé à la vindicte populaire. Du contenu des correspondances privées aux enregistrements audio illégaux. Exaspérée de voir sa vie personnelle exhibée dans les médias, Liliane Bettencourt s’est récemment déclarée "choquée et outrée" par la façon dont s’est déroulée la perquisition de son domicile le 1er septembre. Que cherche-t-on ? Si les Français voulaient faire fuir les Bettencourt, ils ne s’y prendraient pas autrement. Imagine-t-on l’impact de cette affaire sur les entrepreneurs français qui hésitent encore à s’expatrier fiscalement ?
Cet acharnement est d’autant plus surprenant que, contrairement à nombre de chefs d’entreprise, de sportifs ou d’artistes français, la famille Bettencourt a toujours refusé de s’expatrier fiscalement malgré les importantes économies d’impôt qu’elle aurait pu réaliser. A certains égards, elle a fait preuve de patriotisme fiscal même si l’instauration du bouclier fiscal a atténué en partie l’intérêt d’une délocalisation.
Pour la France, perdre ce fleuron industriel aurait de graves conséquences, car si Nestlé prend le contrôle de L’Oréal, il est fort probable que le siège social sera délocalisé en Suisse. L’Oréal emploie plus de 65 000 salariés, paie chaque année plus de 3,5 milliards d’euros de frais de personnel et le seul impôt sur les sociétés rapporte à l’Etat près de 1 milliard d’euros...
Dans ce contexte, si le gestionnaire de fortune, Patrick de Maistre, a de près ou de loin contribué à ce que la famille Bettencourt reste fiscalisée en France, il n’est pas illégitime qu’il reçoive la Légion d’honneur. Après tout, cette décoration a été donnée, sans que cela suscite la moindre indignation, à des animateurs télé, des artistes ou des sportifs français, dont nombre sont... expatriés fiscaux.
Les Français doivent comprendre que le monde a changé. Qu’ils sont en pleine guerre économique, et que dans un tel contexte, tous les coups sont permis. Partout dans le monde, les politiques essaient d’attirer les entrepreneurs et les groupes industriels créateurs d’emplois et de richesses. Nous faisons tout le contraire !
Nos amis suisses observent avec amusement la presse française traîner dans la boue une famille qui a pourtant bâti, excusez du peu, un groupe devenu leader mondial des cosmétiques.
Un marché en pleine croissance, notamment en Asie, qui nous échappera le jour où Nestlé décidera de monter au capital de L’Oréal. Nul doute que ce jour-là, nos compatriotes reprocheront à nos politiques de ne pas avoir fait le nécessaire pour que ce fleuron industriel reste français.
Ils penseront alors, peut-être avec nostalgie, à ce 14 juillet 2007 où un ministre du budget, aujourd’hui vilipendé de toute part, a décoré de la Légion d’honneur le gestionnaire de fortune de Liliane Bettencourt pour lui dire à quel point notre pays était fier que L’Oréal soit français.
Frédéric Parrat, avocat fiscaliste, enseignant-chercheur à l’université Paris-V Article paru dans l’édition du MONDE 08.09.10